Le Mémorial de la Shoah vous parle

Chaque mois, le Mémorial de la Shoah vous propose un entretien avec une personnalité engagée dans la transmission de l'histoire de la Shoah.

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Par Mémorial de la Shoah
27 oct. · 4 mn à lire
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"Capter le regard, son expressivité, c’est l’une des choses les plus difficiles à faire pour un dessinateur. Riss y excelle."

Interview de Laurent Joly, commissaire de l'exposition "Riss : le procès Papon", en ce moment au Mémorial de la Shoah de Paris

Avril 1998 : au terme d’un procès historique, Maurice Papon est condamné à 10 ans de réclusion criminelle pour son rôle dans l’arrestation de 1. 600 Juifs alors qu’il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944.

À l’époque, Riss a suivi l’intégralité du procès pour Charlie Hebdo, retraçant l’intensité de ce moment historique à travers plus de 400 dessins d’audience. Avec son sens aigu de l’observation, sa causticité toujours du côté des victimes et son talent incomparable, le dessinateur nous donne à voir chaque instant de ce moment judiciaire unique.

Depuis le 19 octobre, Riss et le Mémorial de la Shoah vous proposent de découvrir une sélection de dessins du Procès Papon jamais exposés.

Pourquoi revisiter ce procès en 2023 ? Comment interpréter le regard de Riss ? Comment ce moment historique éclaire-t-il notre actualité ? Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS et commissaire de l'exposition "Riss : le procès Papon" répond à nos questions.

Le Mémorial de la Shoah : Comment pourriez-vous expliquer le procès Papon à une personne née dans les années 2000 (qui n'a jamais entendu parler de ce procès, de cet homme) ?  

Laurent Joly : Dans les années 1970-1980, 40 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de l’occupation allemande en France, la justice française a poursuivi des hommes accusés d’avoir commis des « crimes contre l’humanité ». Le « crime contre l’humanité » est entré dans le droit français en 1964. C’est un crime imprescriptible, c’est-à-dire que tant qu’un « criminel contre l’humanité » est vivant on peut le juger même si ses actes ont été commis plusieurs décennies avant. Il n’y a pas le délai habituel qui, dans le droit pénal français, est de 20 ans pour les crimes. C’est à ce titre que Maurice Papon, accusé en 1981 par un journal (Le Canard enchaîné) et par plusieurs familles de victimes d’avoir contribué comme sous-préfet à la déportation de 1.700 juifs de la région de Bordeaux entre 1942 et 1944, a été jugé par la cour d’assises de Bordeaux en 1997-1998. Il avait 87 ans. Son procès a duré 6 mois, c’est l’un des plus longs de l’histoire judiciaire française. De nombreux plaignants, de proches de victimes ont pu s’exprimer à la barre. Sous-préfet en 1942-1944, Papon avait mené ensuite une brillante carrière administrative et politique. En 1981, quand l’affaire a éclaté, il était ministre du Budget et un cadre du parti gaulliste le RPR (Rassemblement pour la République). Durant son procès, plusieurs anciens résistants ainsi que deux anciens Premiers ministres ont témoigné en sa faveur. Ce procès historique a été très controversé. Les plaignants et leurs avocats ont dû se battre pour obtenir la condamnation d’un homme qui appartenait à l’élite du pouvoir. En avril 1998, Maurice Papon a finalement été condamné à 10 ans de prison pour complicité de crimes contre l’humanité.

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Le Mémorial de la Shoah : 25 ans après le procès Papon, pourquoi cette histoire mérite notre attention ?

Laurent Joly : Parce qu’elle est pleine d’enseignements. Le procès Papon est, au bout du compte, le seul procès d’un haut fonctionnaire de Vichy pour crimes contre l’humanité. Il a permis de refermer des plaies et de réparer un sentiment d’injustice : après la guerre, presqu’aucun technocrate de l’administration française n’avait été condamné pour avoir aidé l’occupant à déporter les juifs. Le procès montre aussi l’importance de la responsabilité individuelle et des valeurs humanistes : aucun fonctionnaire ne peut s’appliquer derrière un ordre hiérarchique quand cet ordre consiste à bafouer les droits élémentaires de la personne humaine. C’est ce que montre de manière exemplaire le cas Papon : un haut fonctionnaire qui, par carriérisme, esprit d’obéissance et xénophobie, n’a pas hésité à appliquer des ordres manifestement illégaux et attentatoires à la personne humaine, comme faire séquestrer des enfants pour les envoyer en Pologne, dans des trains de misère, en pleine guerre et alors que Adolf Hitler proclamait publiquement sa volonté d’exterminer tous les juifs d’Europe !

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Le Mémorial de la Shoah : Comment pourriez-vous décrire le style Riss ? Qu’est-ce qui ressort ? 

Laurent Joly : Riss est un « élève » de Cabu, l’un de ses plus brillants successeurs. Comme Cabu, Riss est très attentif au regard des gens qu’ils dessinent. Capter le regard, son expressivité, c’est l’une des choses les plus difficiles à faire pour un dessinateur. Riss y excelle. Son intelligence pénétrante lui permet aussi de cerner très vite la personnalité des gens qu’il dessine ou caricature. Cela donne un style très persuasif. On comprend tout de suite à qui l’on a affaire : l’affectation de l’accusé, ses colères sur-jouées ; la vanité un peu ridicule de tel témoin de moralité ; la dignité des proches de victimes à la barre… Riss a un point de vue. Il est tout entier du côté des victimes. Celles-ci ne sont jamais caricaturées, Riss est très précis et respectueux dans ses traits. En revanche, pour les avocats qui en font des tonnes ou les témoins en faveur de Papon qui parfois se lancent dans des digressions ridicules ou s’enfoncent dans le déni, il n’hésite pas à déployer tous ses talents de caricaturiste : les bras s’agitent, les mines sont grotesques… Ce qui ressort, lorsqu’on compare les croquis de Riss avec ceux d’autres dessinateurs de presse, c’est la formidable ressemblance, la grande vérité des visages et des expressions.

Le Mémorial de la Shoah : Quel dessin représente le mieux le procès et pourquoi ? Si vous deviez en choisir un ? 

Laurent Joly : Avec Lucile Lignon, responsable des expositions temporaires au Mémorial de la Shoah, nous avons sélectionné une soixantaine de croquis sur les quelque 600 que Riss a dessiné. Ce n’était pas simple, même si plusieurs sortaient du lot. Ce que je retiens le plus, pour ma part, c’est l’intensité du regard de certains plaignants ou témoins rescapés de la Shoah, comme Georges Gheldman ou Léon Zyguel, posés sur l’accusé. Ces moments, restitués avec force par Riss, sont de vrais moments de justice, de réparation et de vérité.

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Le Mémorial de la Shoah : Que voulez-vous que l’on retienne de ces planches ? De cette exposition ? Qu'attendez-vous des visiteurs ?

Laurent Joly : D’abord, que l’on retienne que Riss, avant d’être la personnalité que la tragédie de janvier 2015 a révélée au grand public, est surtout un très grand dessinateur. Le travail qu’il a accompli pour Charlie Hebdo sur le procès Papon est tout simplement admirable. C’est un tour de force, sans équivalent : aucun autre journaliste n’a pu suivre d’aussi près le procès Papon (Riss était parfois assis à côté de l’accusé, juste séparé par une vitre) en combinant comme lui dessin et prise de notes, qu’il traitait tous les soirs. Grâce à ses croquis, aux nombreux verbatim, à son point de vue, on comprend mieux les enjeux du procès Papon. On comprend ce qui s’y est joué, à l’intérieur, et non en dehors avec des polémiques souvent délétères : la dignité des victimes, les mensonges et la comédie jouée par un accusé arrogant et égocentrique (la victime c’est lui, il se compare même au capitaine Dreyfus !), les preuves accablantes (l’exposition en montre quelques-unes en complément des dessins, comme cette facture de taxi montrant le zèle des services de Papon qui ont fait rechercher une poignée d’enfants juifs mis à l’abri à la campagne en août 1942). C’est aussi, au bout du compte, un hommage à la justice française, et au président du tribunal Jean-Louis Castagnède, qui a pris le temps de conduire ce procès pour l’Histoire.


Commissariat scientifique : Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS.

Responsable des Activités Culturelles : Sophie Nagiscarde

Coordination de l’exposition : Lucile Lignon, responsable des expositions temporaires, assistée de Zoé Schocké, Clara Lainé et François Breloy.

Scénographie : Razzle Dazzle / César Gourdon

Graphisme : Doc Levin / Jeanne Triboul


Informations pratiques : 

Entrée gratuite (tous les jours sauf le samedi et ouverture nocturne tous les jeudis soirs)

Jusqu’au 3 mars 2024

3ème étage du Mémorial de la Shoah de de Paris